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“La voiture autonome peut réécrire notre société”

Publié le 8 janvier 2015
Par Frédéric Richard
8 min de lecture
Franck Cazenave est l’auteur d’un ouvrage intitulé “Stop Google”, qui décrypte le modèle économique du géant californien. En plus de stigmatiser un danger pour les acteurs en place, ce directeur du marketing et de l’innovation de Bosch France explique comment Google s’immisce progressivement dans l’Automobile et interpelle sur la réflexion à mener autour d’un modèle alternatif.
Franck Cazenave, directeur du marketing et de l’innovation chez Bosch.

En préambule, pouvez-vous nous en dire un peu plus sur votre thèse consacrée à Toyota ?
Il s’agissait de décrypter la politique de gestion des fournisseurs de Toyota, en la comparant avec le modèle dominant de l’époque. Il est étonnant de voir comment les constructeurs européens travaillent avec leurs fournisseurs dans un rapport de forces lié aux conditions commerciales, quand Toyota fonctionne par cercles de fournisseurs plus ou moins proches. Personne ne sait que Toyota est en fait le plus grand équipementier au monde. Le constructeur japonais détient des participations chez cinq équipementiers majeurs (Denso, Aisin, JTEKT, Toyoda Boshoku et Toyoda Gosei), qui réalisent à ce jour plus de 100 milliards de dollars de CA… Viennent ensuite un autre groupe de fournisseurs proches, le keiretsu, et enfin un troisième, où les participants sont fédérés autour d’une association d’équipementiers de Toyota. Au sein de cette association, le constructeur travaille avec eux très étroitement, notamment sur la problématique de l’amélioration continue de la production, logistique et qualité.

En quoi consiste votre mission au sein du groupe Bosch ?
Je travaille avec toutes les divisions du groupe, en transversal. Ma mission consiste à promouvoir les innovations du groupe auprès des constructeurs principalement, mais également en aftermarket. Je travaille avec nos clients, pour comprendre les orientations de leurs produits futurs et trouver en interne des solutions qui répondent à leurs besoins. Nous essayons de faire en sorte que nos réponses soient les plus proches possibles des attentes, afin de limiter les adaptations pour chaque constructeur, qui peuvent coûter très cher. En revanche, je ne m’occupe que des innovations qui ne sont pas encore sur le marché, les ruptures technologiques.

Comment analysez-vous le modèle économique de Google ?
Google se nourrit des données de ses utilisateurs. Je dis souvent que “si c’est gratuit, c’est vous le produit”. Les gens pensent fréquemment que, parce que c’est Internet, c’est gratuit. Or, n’oublions pas que Google utilise des centaines de milliers de serveurs à travers le monde, qui stockent l’intégralité du contenu Internet, avec des redondances de surcroît. Cela coûte très cher ! Et c’est la publicité qui finance cela. A travers le moteur de recherche d’une part, puisque, dès lors que vous faites une recherche via Google, vous n’aboutissez qu’aux résultats que Google veut bien vous montrer, et d’autre part en favorisant les sites qui l’ont rémunéré, par l’achat de mots-clés ou simplement pour se situer plus haut dans la première page. Rappelons que les études montrent que la plupart des gens ne vont même pas sur la seconde page.

Vous expliquez également comment au fur et à mesure, Google en est venu à déterminer de plus en plus finement le profil de ses utilisateurs.
En effet, en marge de la vente de mots-clés, Google utilise de multiples canaux lui appartenant (navigateur Chrome, messagerie Gmail, photothèque Picasa…), pour construire des profils des utilisateurs, de plus en plus précis, pour les vendre ensuite aux annonceurs qui cibleront ainsi toujours mieux leurs publicités. Les recherches effectuées quotidiennement sur le moteur, l’analyse des contenus des e-mails de Gmail, des photos…, permettent ainsi de caractériser un individu de façon très précise. Et au-delà de cette constitution de profil sur ordinateur, l’intelligence de Google a été de prendre très rapidement conscience du développement des smartphones. A Mountain View (le siège de Google), ils ont vite identifié la nécessité de présenter une solution alternative à l’iOS d’Apple. Alors, ils ont racheté le système d’exploitation Android, pour 50 millions de dollars. Puis Google a simplement offert ledit système à qui le voulait, pour développer des smartphones. On sait même que Google a payé HTC pour réaliser son premier smartphone ! C’est bien cela qui a tout changé. Un smartphone possède une puce GPS, qui le localise en permanence. Ce qui signifie que Google s’offre une donnée supplémentaire, le lieu où se situe la personne. Ainsi, la société peut désormais proposer des recommandations aux utilisateurs en fonction de là où ils se trouvent, à grande échelle. Rappelons qu’Android représente à ce jour 80 % de PDM dans le monde, loin devant Apple, qui dispose de (seulement) 15 % ! Les profils s’affinent de plus en plus et plus ils sont précis, plus ils se vendent cher.
Mais Google s’intéresse aussi désormais à d’autres secteurs que l’Internet.

Son business model gagne évidemment l’automobile. Beaucoup de voitures modernes intègrent une navigation. Pour Google, qui possède aussi son système de navigation avec Google Maps, l’intérêt consiste à guider les automobilistes vers des points d’intérêt, ceux de ses annonceurs, des magasins par exemple. Il s’agit, là encore, de devenir prescripteur. Mais Google veut aussi utiliser les données du véhicule et les monnayer. Enfin, à terme, la voiture autonome présente aussi un formidable creuset de revenus additionnels, dans le sens où un conducteur qui ne conduit plus dispose de temps libre, du temps retrouvé pour consommer des services Google.

Mais comment fait-il pour convaincre les constructeurs de le laisser pénétrer leurs systèmes ?
De la même façon qu’il a offert les systèmes d’exploitation Android aux fabricants de smartphones, Google a créé Android Auto, un système d’exploitation adapté à l’automobile, qu’il offre aux constructeurs automobiles pour qu’ils l’intègrent dans leurs interfaces multimédia. Google a également créé une association baptisée “Open Automotive Alliance” au sein de laquelle 25 marques automobiles se fédèrent, et se sont montrées favorables à cette déclinaison automobile d’Android. N’oublions pas que ce système, très proche de celui présent sur le smartphone du conducteur, offre une expérience client qu’aucun constructeur ne pourrait offrir, seul, du smartphone à la voiture avec fluidité, confort, fonctionnalités croisées…

En quoi l’implication de Google sur la cartographie 3D constitue-t-elle un enjeu dans l’automobile ?
C’est l’une des clés de la voiture autonome. Une voiture autonome a besoin d’une cartographie en 3D des routes pour se repérer plus précisément qu’avec une cartographie classique. La précision d’un GPS n’est que de 6 à 7 mètres. Ce n’est pas suffisant pour positionner une voiture sans pilote. Par exemple, on ne peut savoir avec certitude sur quelle voie un véhicule circule. Grâce à la 3D et à la fusion des données des capteurs du véhicule, on obtient une précision de quelques centimètres.

Il semblerait que Google ait récemment fait quelques emplettes sur le sujet !
Pour cartographier et offrir une base de navigation de qualité, les éditeurs de cartographie comme TomTom ou Nokia circulent sur la route avec des véhicules qui enregistrent les données. Cela coûte énormément d’argent.

Autour de notre planète, 1 000 satellites gravitent. Sur ce nombre, seuls 12 prennent des images en 3D. Ils sont majoritairement gouvernementaux, pilotés par la CIA et la NSA. Les deux qui restent ont été lancés par Skybox Imaging, que Google a racheté en mai dernier ! Et l’entreprise prévoit d’exploiter les données de 24 satellites à terme. Si tel était le cas, chaque point de la terre serait photographié en trois dimensions toutes les trente minutes. Ainsi, pas de souci d’accès aux routes quand un Etat refuse la circulation des véhicules de cartographie, ni de problèmes de mise à jour ! C’est une donnée complémentaire au roulage hyper importante. Sans compter que, par ailleurs, Google possède la plus grosse communauté d’utilisateurs de systèmes de navigation avec les applications Google Maps et Waze, qui permettent, elles aussi, d’enrichir sa cartographie en temps réel, en plus des voitures de cartographie et des imageries 3D satellites. Enfin, la cartographie par satellite présente bien d’autres intérêts. Cela permet, par exemple, de voir si un parking de supermarché est vide, et de proposer audit supermarché de rabattre des clients via leur système de navigation contre rétribution, bien entendu…

Que cherche Google avec la voiture autonome ?
Soyons clairs, Google n’a pas pour objectif de devenir constructeur automobile. En revanche, il s’agit d’introduire massivement la connectivité dans les véhicules. A ce titre, l’entreprise californienne investit énormément sur les technologies qui vont permettre l’autonomie de la voiture.
Ainsi, même s’il ne construit jamais de voiture, Google fournirait l’intelligence au cœur de l’automobile de demain.

Pour quoi faire ?
Au-delà du temps retrouvé pour les automobilistes, une voiture autonome permettra aussi de retrouver de la mobilité pour des catégories de gens qui en étaient privés, comme les personnes en situation de handicap, les personnes âgées qui, déjà, à 65 ans, ne sont plus que 40 % à conduire…
15 % de la population souffre d’un handicap. Et le taux d’emploi de ces personnes est inférieur de 10 % à celui des valides. Majoritairement pour des problèmes de mobilité. Autant de clients potentiels à “déterminer”. Pour moi, la vision de Google, à terme, consiste également à mettre à disposition des voitures autonomes en libre-service et en autopartage, afin de faire consommer aux utilisateurs un maximum de services gratuits Google. Je rappelle que Google est actionnaire de Uber et que le président de cette société de mobilité s’est dit favorable à cette vision…

Comment se matérialise la puissance de Google en après-vente automobile ?
Nous partons du fait que Google connaît de mieux en mieux l’utilisateur final. Par ailleurs, une voiture connectée via Android Auto accède à un certain nombre de données du véhicule, notamment celles qui transitent sur le CAN Bus, c’est-à-dire toutes les fonctions du véhicule. Ainsi, Google pourrait connaître une panne en temps réel, et orienter l’automobiliste (via Google Maps) vers certains réparateurs ou réseaux qui l’auront rétribué pour cette prestation.
Ce qui peut aussi constituer un danger à terme, puisque si Google s’octroie les mêmes parts de marché en auto que sur les smartphones, on serait proche du monopole pour orienter les clients de la réparation.
Et n’oublions pas qu’à partir de 2016, la 5e étoile de l’Euro NCAP sera conditionnée à l’assistance automatique au freinage. Pour les réparateurs, cela signifie encore une baisse de la sinistralité, et donc de l’activité à terme. Ils seront sans doute intéressés par un opérateur capable de générer du trafic dans leur atelier. Toutefois, la dépendance à un acteur omnipotent pourrait en retirer le bénéfice.

Quelle est votre propre vision de la voiture autonome ?
La problématique de la voiture autonome est pour moi d’ordre sociétal. Si l’on prend l’exemple du TGV, on constate combien sa diffusion a changé les villes desservies, en apportant de la mobilité. Pour moi, la voiture autonome aura un impact encore plus fort sur la société française. Un impact sur l’organisation des villes, certaines voies seront peut-être fermées à la circulation auto car incapables d’accueillir des voitures sans conducteur, ce qui amènera de nouveaux espaces pour piétons. Mais elle mènera aussi à l’accès à la mobilité pour ceux qui en sont aujourd’hui privés. Enfin, l’utilisation du temps retrouvé pour faire d’autres choses, se reposer, consommer ou travailler. Et cela impacte également les gestionnaires de parkings, les opérateurs de transports en commun… La voiture autonome doit être abordée comme un choix de société, un choix qui va bouleverser notre vie. Cela va bien plus loin qu’une voiture qui roule seule, cela touche l’organisation de la cité.

Les constructeurs vont-ils pouvoir s’affranchir de Google ?
Même si 25 marques ont intégré l’Android Open Alliance, toutes ne choisiront peut-être pas de proposer des systèmes incluant Android. Martin Winterkorn (VW Group) et Dieter Zetsche (Daimler) se sont d’ailleurs exprimés il y a peu contre l’utilisation des données de leurs véhicules par Google. Ils ont donc compris le risque. Nous devons tous réfléchir à des plates-formes de gestion des données transversales, indépendantes de Google. Il y a l’exemple de la plate-forme AllSeen, développée par Technicolor et Qualcomm, dont les brevets ont été laissés à la fondation Linux, le protocole est donc ouvert à tous !

Google n’est alors peut-être pas si incontournable ?
Pour faire face, je pense qu’il nous incombe de créer notre propre vision de la voiture autonome. Dès l’instant qu’une voiture se voit connectée à Internet, elle n’appartient plus seulement à l’automobile, objet de mobilité. Son champ des possibles s’élargit considérablement et elle entre ainsi dans le monde de l’Internet, un monde où ce ne sont pas les acteurs de l’industrie automobile qui règnent. Ce sont Google, Facebook, Amazon, Apple, bref, des sociétés de l’Internet qui sont sur leur terrain. C’est ce simple constat qui change tout. Il nous appartient de créer une alternative à l’omniprésence de Google. Cela peut se révéler un projet motivant, d’imaginer la mobilité de demain par la voiture autonome et pour ses impacts sur la ville et plus généralement, la société. Les changements à venir sont colossaux et les entreprises auront besoin d’aller au-delà de leurs activités traditionnelles pour répondre aux attentes des individus.

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BIO EXPRESS

Ecole de commerce à Bordeaux, Master Achats Industriels (MAI) en 1998.
Service national en coopération en entreprise, chez Valeo Italie dans la division “Thermique Moteurs”, puis à Amiens aux Transmissions.

2002 Bosch, divers postes au sein des achats, puis directeur des achats pour la
division “Chassis Systems Brakes”, en charge des systèmes de freinage. Budget 400 millions d’euros DESS en intelligence économique.

Thèse en 2009 : “La machine Toyota : un système d’apprentissages et de solidarités inter-entreprises”.

 

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