Comment l'inflation bouscule le marché des lubrifiants
D'abord, les chiffres du marché, incontournables. Pour ce qui concerne le secteur de l'automobile, selon les statistiques du Centre professionnel des lubrifiants (CPL), l'exercice 2021 enregistre une progression de 6 % exactement, équivalente à un volume global de 291 430 tonnes. Bien qu'elle reflète une relative bonne santé du marché intérieur, il s'agit néanmoins d'une progression en trompe-l'œil pour de nombreux acteurs du secteur ! En effet, si l'on se réfère à l'année 2019 (au cours de laquelle 297 200 tonnes ont été écoulées), le marché intérieur 2021 accuse bel et bien une régression « dans la normalité » de 1,9 %.
Dans le détail, les moteurs des voitures de tourisme pèsent 162 855 tonnes, dont 141 920 tonnes pour le segment essence et mixte (+ 7,7 %), toujours largement majoritaire. À noter la bonne tenue du segment diesel tourisme (+ 5 %), de celui des moteurs diesel utilitaires (+ 4,1 %) et surtout de celui des transmissions automatiques (+ 13 %). Sur l'ensemble des segments, les pétroliers représentent 57,87 % des parts, contre 35,21 % des parts pour les IG (indépendants du graissage) et 6,92 % pour les autres sociétés. Pour ce qui concerne l'exercice en cours, le premier semestre s'est bouclé sur un retrait minime de 0,2 %, le mois de juin connaissant pour sa part un retrait un peu plus marqué (-2,4 %). En année courante (1er juillet 2021 au 30 juin 2022), le repli se révèle tout à fait acceptable à - 1,3 % (291 190 tonnes).
Stabilité des espacements de vidange
Évidemment, certains éléments entrent en ligne de compte, à commencer par le kilométrage annuel moyen des Français. Désormais, celui-ci s'établit à 12 200 km. Deuxième élément à prendre en considération, intimement lié au premier : les espacements de vidange. Ici, l'heure est à la stabilité. En effet, la plupart des constructeurs européens ont fixé les espacements de vidange à la fois en kilométrage mais aussi dans la durée.
À savoir, entre 20 000 et 30 000 km en fonction des motorisations pour une durée maximale de deux ans, en sachant que les véhicules de grande série sont calés sur un an. Enfin, le troisième facteur réside au niveau du premier plein relatif aux véhicules neufs, pris en compte par le CPL. Si le marché des VN a enregistré l'an passé une progression infime de 0,5 % par rapport à 2020 (avec 1 659 004 immatriculations), le premier semestre accuse un retrait de 16 %.
Autre élément à prendre en ligne de compte : le parc roulant. Certes, les ventes de véhicules électriques ont bondi de 28 % au premier semestre. En incluant les véhicules hybrides rechargeables, la progression est de 8,3 %. Un bilan qu'il convient de relativiser, dans la mesure où les VE ne représenteraient que 1 % des 40 millions de voitures en circulation, soit 600 000 unités. Autrement dit, les véhicules à moteur thermique ont encore de belles années devant eux, et il en va de même pour toute la palette de services liés de près ou de loin à l'opération vidange.
Généralisation de l'outil de préconisation en ligne
Bien sûr, au sommet de l'offre se positionne l'outil de préconisation en ligne. Faisant l'objet d'une généralisation tant pour le professionnel que pour le particulier, il permet de connaître en quelques clics quel type d'huile utiliser dans le moteur, à partir de la plaque d'immatriculation ou le modèle du véhicule. Le site de TotalEnergies Lubrifiants, par exemple, indique également les intervalles de vidange selon l'utilisation et la contenance du carter.
En outre, il liste les huiles adaptées aux autres organes du véhicule (système de transmission, système de freinage, etc.) dans le cadre d'un entretien complet. Dans cette notion de services, certains rivalisent d'ingéniosité pour se démarquer de la concurrence. Exemple typique, le cas de Lubexcel, le distributeur multimarque de lubrifiants (Shell, Texaco, Wolf ainsi que sa propre marque), qui a lancé début 2021 le micro-vrac.
Dans un marché national où la livraison minimale en franco de port est comprise entre 500 et 1000 litres, le distributeur vendéen joue la flexibilité en proposant une livraison en vrac dès 300 litres. La mise à disposition d'une cuve de 400 litres et son système de distribution rendent le déploiement de la solution très dynamique et aujourd'hui, soit près d'un an et demi après le lancement, près d'un tiers des clients garagistes ont adopté ce format.
"Avec ce concept de livraison en vrac, nous proposons plus de 90 références en multimarque, indique Damien Mallet, directeur commercial de Lubexcel. Cela laisse le choix au client d'adopter cette solution de flexibilité pour son produit majeur ou pour des huiles de complément un peu moins utilisées. Cela lui permet aussi de travailler en sécurité et en conformité, sans emballage."
Une certaine stabilité sur un niveau très haut
Au-delà des grandes tendances du marché, aujourd'hui, la principale préoccupation de l'ensemble de la profession demeure le coût des matières premières, à commencer par celui des huiles de base. Matière première essentielle au niveau des formulations, celles-ci représentent généralement 80 % de la composition des produits finis, contre 20 % pour les additifs. Après, tout est question de qualité, en fonction de leur type. Partant de là, deux exemples représentatifs.
Avec un cours à 1 650 dollars par tonne à fin août contre 930 dollars au tout début janvier, l'huile de base de groupe 1 référencée par l'ICIS (Independent Commodity Intelligence Services) a subi une augmentation notable de 77 %. Une hausse directement liée au conflit ukrainien, la Russie se positionnant comme un gros producteur de ce type d'huile. De son côté, l'huile de base synthétique de type "mid 6 cSt" référencée par l'ICIS, soit une huile synthétique de groupe III largement utilisée en automobile, a vu son cours passer de 1530 à 1855 euros par tonne (la monnaie européenne demeurant ici la monnaie de référence) sur la même période, dénotant une “moindre » hausse de 21 %.
Point commun des deux produits, bien que le phénomène soit un peu plus marqué pour le produit de groupe 1 : un certain tassement de l'inflation sur les trois derniers mois référencés (soit juin, juillet et août). L'avenir dira si la tendance se confirme avec, pourquoi pas, un fléchissement de la courbe… Mais une certitude, le niveau demeure élevé.
De leur côté, les additifs ne sont pas en reste avec plusieurs hausses successives depuis le début d'année, chacune comprise entre 5 et 15 % selon les produits. À ce tableau s'ajoute la hausse sur les fûts métalliques et les palettes de transport et de stockage. Des augmentations que les fabricants ont évidemment dû répercuter sur leurs tarifs. Responsable marketing et grands comptes chez Motul, Cédric Blanc confirme, en toute transparence : "Depuis le début de l'année, on constate effectivement une certaine stabilité du marché en volume, et c'est aussi le cas en ce qui nous concerne. En revanche, notre chiffre d'affaires est en progression, dit-il. C'est la conséquence des hausses que nous avons dû passer sur nos produits eu égard au coût des matières premières, une situation inédite. En fait, une première hausse en mai et une deuxième en septembre." Ainsi, au cumul, la progression s'établit à 13 % environ. "Des hausses tarifaires qui amènent logiquement les garagistes à stocker un peu plus, même si le phénomène existe depuis la nuit des temps", fait remarquer Cédric Blanc.
Maintenant, une question s'impose : les réparateurs ont-ils répercuté les hausses successives, propres à la plupart des acteurs (à quelques euros près), sur leur prestation vidange ? Apparemment non, ainsi que nous l'indiquent deux professionnels des Yvelines (l'un agent Ford, l'autre représentant Eurorepar). Leur argument, de concert : "La marge sur l'huile demeure correcte, et une éventuelle augmentation des prix en fin d'année incomberait plutôt à la hausse du gaz et de l'électricité." Voilà qui est dit.
Reste que si le prix est une chose, la disponibilité en est une autre. Des tensions existent toujours sur certaines huiles de base et en outre, les additiveurs ont instauré des contingentements sur certains types de produits. "Globalement, les délais d'approvisionnement ont augmenté de 50 %, indique Francis Perry, directeur des ventes France de Wolf Oil Corporation. En termes de disponibilité des produits, le fait de ne plus bénéficier de l'effet stock nous amène à fonctionner en flux tendu, avec l'objectif d'assurer le meilleur niveau de service possible." Une situation à laquelle Motul se trouve également confronté. "Contrairement à l'an passé, nous n'avons pas de ruptures longue durée dans la mesure où nous arrivons à produire nos « best-sellers », mais la situation demeure tendue avec de nouveaux délais d'approvisionnement et des stocks proches de zéro…", explique Cédric Blanc.
Intégrer le fait d'utiliser des huiles de base régénérées
Une bonne transition sur le principal événement de l'exercice en cours : la mise en place, dès le 1er janvier, du nouveau régime de « responsabilité élargie des producteurs” (REP) en remplacement de la très éprouvée “taxe générale sur les activités polluantes” (TGAP). Un nouveau cadre réglementaire qui a amené 22 sociétés membres de l'UFIP, de la CSNIL, et de sociétés non affiliées membres du CPL, soit environ 75 à 80 % de la profession, à créer Cyclevia, un éco-organisme à but non lucratif dédié à la filière huiles usagées.
"La tension sur la fourniture des huiles de base va justement dans le sens de la REP, dans la mesure où la situation valorise d'autant plus les lubrifiants régénérés, souligne André Zaffiro, directeur général de Cyclevia. En ce sens, nous pensons que la demande en lubrifiants régénérés va être de plus en plus importante, et ce d'autant plus que les besoins demeurent élevés, quoi qu'il advienne. Le professionnel de la réparation doit intégrer le fait que demain, il utilisera des lubrifiants avec une partie grandissante d'huiles régénérées."
Et d'ajouter : "Sachant que notre éco-modulation sur l'incorporation des huiles régénérées démarre au 1er janvier 2023, cela sous-entend qu'elle engendrera une diminution de l'éco-contribution pour tous les acteurs qui intégreront des huiles régénérées de qualité dans les huiles de base neuves." Information importante s'il en est ! Pour rappel, le montant de l'éco-contribution s'élève aujourd'hui à 67 euros/tonne sur 12 mois. Ainsi, selon André Zaffiro, la démarche devrait également "gommer" une certaine méfiance assez ancrée chez les professionnels par le passé.
Que dire de plus ? Qu'en termes de « metteurs en marché” (fabricants, distributeurs…) et d'adhésions, Cyclevia atteindra le cap des 80 % en fin d'année. "Les 20 % manquants relèvent des importateurs de matériels, des constructeurs automobiles et de PL, disons, ceux qui au départ n'ont pas forcément conscience d'être également concernés par la REP, note André Zaffiro. C'est sur ce point que nous allons nous concentrer, ainsi que sur les places de marché."
Maintenant, si le fait d'adhérer à l'éco-organisme est une chose, déclarer les volumes en est une autre. Ainsi, à l'heure où nous "bouclons" ce numéro, près de 80 metteurs en marché sur 150 adhérents auraient déjà déclaré leurs volumes, la différence relevant souvent de sujets administratifs (validation des volumes, etc.) mineurs.
Et le professionnel de la réparation, dans tout cela ? Comme déjà mentionné, il n'a plus à s'acquitter des frais de collecte auprès des entreprises spécialisées, l'enlèvement de ses huiles usagées étant gratuit. En revanche, il finance indirectement le montant de l'éco-contribution en fonction de ses volumes d'achat d'huiles neuves, les producteurs et importateurs devant en toute logique le reporter, en le mentionnant par exemple en pied de facture. "Les premiers retours que nous avons montrent que le principe est bien accepté par nos clients, et qu'il n'y a pas de déséquilibre avec le coût qu'ils payaient auparavant pour l'enlèvement de leurs huiles usagées", faisait remarquer Éric Candelier, le président de Yacco, en mai dernier. Aujourd'hui, André Zaffiro confirme, et c'est tant mieux.