L’art de savoir doser
“Depuis 5 ou 6 ans, les transporteurs ferment peu à peu leurs ateliers intégrés. Et ce, pour diverses raisons. D’abord parce qu’ils réalisent une comptabilité analytique plus précise qui prend en compte leurs charges, l’outillage ou encore l’accès aux compétences. Ensuite, parce que les nouvelles normes environnementales ont complexifié les technologies”, constate Frantz Perre, directeur de la division MAN Truck & Bus France. En effet, d’après le Gipa, si les ateliers intégrés sont, aujourd’hui, environ 600 en France, les transporteurs sont de plus en plus nombreux à être tentés par des contrats de maintenance sous traités à des prestataires extérieurs (concessionnaires, loueurs ou garages indépendants). L’arrivée des normes Euro 6, qui rendent la technologie des moteurs de moins en moins accessible, des valises de diagnostic inévitables mais hors de prix, des garanties constructeurs imposants des conditions d’entretien draconiennes ou encore un accès aux compétences qui requiert des besoins en formation toujours plus gourmands… Les transporteurs ont de quoi tourner le dos aux ateliers intégrés. De fait, d’après l’Autofocus de l’Anfa publié en juillet 2014, le marché de l’après-vente VI se répartit aujourd’hui entre les concessionnaires VI (36 %), les agents (20 %), les entreprises indépendantes (21 %), les pneumaticiens (14 %), les ateliers intégrés ne détenant, eux, que 9 % du marché.
L’atelier mécanique a-t-il alors encore une légitimité à être intégré au sein d’une entreprise de transport routier ? Tout dépend, en réalité, d’un grand nombre de variables. Là, l’âge du parc. Ici, la situation géographique. Là encore, la taille du parc et des équipements… Du sur-mesure, en somme.
De l’équilibre entre avantages…
“Je considère qu’un transporteur a intérêt à intégrer un atelier in situ dès lors qu’il est au-delà de 50 cartes grises. En dessous d’un certain volume, cela n’est pas forcément rentable”, estime Benoît Migeon, directeur général de TVI. D’après le Comité national routier (CNR) en effet, les grandes entreprises fonctionnent en termes d’économies d’échelle. Ainsi, plus le nombre de cartes grises est important, plus les transporteurs sont en mesure d’optimiser les coûts induits par les ateliers intégrés. L’enquête du CNR révélait ainsi en 2012 que les coûts d’entretien réparation d’une entreprise de transport de plus de 50 salariés s’élevaient à 0,06 euro par kilomètre, tandis qu’ils étaient de 0,07 euro du kilomètre pour les entreprises de moins de 50 salariés. En outre, “Un atelier intégré permet de maîtriser les coûts de gestion dans la mesure où cela fait jouer la concurrence et cela permet de mieux maîtriser les achats. Le transporteur connaissant parfaitement son parc et le maîtrisant donc mieux. Il dispose également d’une véritable proximité avec le représentant de la marque, qui a un rôle de prescripteur de camion auprès du transporteur et qui a donc un meilleur accès aux informations techniques des véhicules”, explique Benoît Migeon. Mieux, l’atelier intégré dispose de bien plus de flexibilité qu’un prestataire extérieur. Il a ainsi une visibilité directe sur les besoins en maintenance et en réparation de ses véhicules, et ce, très en amont, ce qui lui permet de gérer sa trésorerie ainsi que son emploi du temps de manière optimale. “Dès la politique d’achat des véhicules, nous intégrons les fréquences d’entretien, de manière à calibrer au plus juste les interventions en atelier”, indique Jean-Marc Platéro, directeur de l’exploitation du réseau transport de STEF. L’atelier intégré n’est, en outre, pas restreint par les mêmes coûts horaires qu’un atelier externalisé. Ainsi, dans l’esprit : “les tarifs de taux de main-d’œuvre sont inférieurs aux taux de main-d’œuvre pratiqués chez des prestataires extérieurs. Le premier supporte les salaires et les charges. Tandis que le second supporte, en plus, l’investissement nécessaire pour son infrastructure”, analyse Frantz Perre. D’autant que le profil du mécanicien sera, lui aussi, différent selon qu’il travaille dans un atelier intégré ou en externalisé. “Un mécanicien en atelier intégré ne répare que la flotte du transporteur. Son besoin en compétences et son salaire sont donc très différents d’un mécanicien en externe qui, lui, doit intervenir sur du multimarque, avec un niveau de compétences techniques en phase avec l’évolution des technologies”, constate Benoît Migeon. Le coût horaire d’un atelier intégré serait donc, pour nos experts, de l’ordre de 20 à 25 % moins cher que pour un atelier externalisé. Sans compter que la maintenance du matériel roulant ne concerne pas seulement les tracteurs, mais aussi les équipements spécifiques, tels que des bennes à ordure ou bien des remorques frigorifiques, par exemple. Avoir un atelier intégré, c’est donc pouvoir assurer la maintenance de tous ces matériels in situ, sans avoir à faire appel à différents prestataires, ni déplacer le véhicule à chaque intervention. Car plus le transporteur dispose de véhicules en flotte, plus les déplacements peuvent s’avérer chronophages et coûteux. “Evidemment, si la zone de chalandise du prestataire extérieur est à moins de 5 kilomètres, cela a peu d’incidence sur le coût de maintenance. En revanche, si le transporteur est situé en pleine campagne, il a clairement intérêt à créer sa propre structure”, explique Yves Delorenzi, fondateur de TechTruck.
… Et inconvénients
Mais si, sur le papier, la présence d’un atelier intégré passe presque pour indispensable, dans les faits, il présente tout de même quelques inconvénients. A commencer par la compétence des compagnons. La maintenance évoluant au rythme de la multiplication des points de révision propres à respecter la garantie constructeur, de la complexification des huiles, ou encore de l’utilisation quasi systématique de l’outil de diagnostic, sans compter la complexification des moteurs. Au final, de nouvelles activités se développent : entretien des systèmes Adblue, des jauges d’alimentation de carburants, etc. Or, si les compagnons officiant dans des ateliers intégrés ont une connaissance très pointue de la flotte sur laquelle ils interviennent et de ses spécificités, à chaque renouvellement de véhicule, c’est une page blanche à réécrire et de nouvelles formations à mettre en place. D’autant qu’en plus des qualifications mécaniques initiales, le compagnon doit également être en mesure d’intervenir sur les parties électriques et électroniques du véhicule. De fait, pour Yves Delorenzi : “La partie la plus compliquée à gérer dans un atelier intégré, ce sont les ressources humaines. Il y a là un problème réel à prendre en considération, car la technicité des véhicules est un véritable frein à la multiplication des ateliers intégrés, et les outils de diagnostics, très onéreux, sont également très spécifiques”. Une mise à niveau régulière, voire annuelle, des compétences est donc absolument indispensable pour qu’un atelier intégré soit totalement optimisé. Et les besoins en formation ne sont pas les seuls à représenter un frein à l’activité d’un atelier intégré. Car réparer un camion, c’est bien, à condition de disposer des outils adéquats. Un investissement lourd, lorsque l’on sait qu’une simple valise de diagnostic représente, à elle seule, plusieurs milliers d’euros d’investissement. Las : “Je ne suis pas certain que ces mises à jour en hommes et en matériel soient faites régulièrement, contrairement à un atelier externalisé qui, lui, est obligé d’investir en permanence. Un atelier intégré, parce qu’il se concentre sur sa flotte et sur elle seule, n’a pas la même obligation d’investissements, ni la même politique qu’un atelier externe, analyse Benoît Migeon. A mon sens, l’atelier intégré va donc compter sur le soutien des constructeurs, jouant sur une démarche commerçante aléatoire plutôt que sur une démarche d’investissements approfondie en termes d’outils et de formations. Et cela peut s’avérer dangereux”.
Reste, enfin, la question de la responsabilité des réparations. Aujourd’hui, en France, en cas de gros sinistre lié à un problème mécanique, les responsabilités sont pénales. Juridiquement, donc, c’est la responsabilité même de l’atelier qui sera intervenu sur l’organe défectueux, qui sera mise en porte-à-faux. Ainsi, lorsqu’une entreprise de transport routier fait appel à un tiers pour gérer l’entretien et la réparation de ses véhicules, il transfère sa responsabilité sur le tiers en question. “Donc, si le rôle de l’atelier intégré n’est pas juste de resserrer une pièce, toute la responsabilité des réparations lui incombe et la traçabilité, en l’occurrence, est importante. Dans un atelier externalisé, il y a une justification à apporter sur une opération mécanique par rapport aux formations et aux outils utilisés notamment. Je ne suis pas persuadé que les démarches soient les mêmes dans un atelier intégré, d’autant que lui-même peut être juge et partie”, estime Benoît Migeon.
Politique 100 % intégrée : bon calcul ou poudre aux yeux ?
En d’autres termes, un gros transporteur, ultra-structuré, avec les reins solides et une force de frappe suffisamment puissante pour être en mesure de nouer des liens commerciaux en sa faveur, aura intérêt à avoir des ateliers en propre. A priori. Fort d’un parc de 2 000 cartes grises, le groupe STEF dispose de 30 ateliers intégrés répartis sur 85 sites en France. Pour autant, Jean-Marc Platéro estime : “Les ateliers intégrés permettent véritablement de benchmarker son coût propre, par rapport à son coût externe. Car la répartition des tâches diffère en fonction de ce que l’on traite. Certains ateliers font ainsi, par exemple, plus de carrosserie que d’autres. Alors opter pour une politique à 100 % intégrée ou externalisée n’est pas un bon calcul. Un transporteur doit, en l’occurrence, répondre à des besoins de place, de compétences, de prix, face aux éventuels prestataires extérieurs”. En fonction du kilométrage réalisé par certains véhicules ou de leurs temps de roulage, certains sites STEF ont donc préféré avoir, en flotte, des véhicules de location entretenus chez le loueur lui-même.
D’autres transporteurs, pourtant plus petits, choisissent, eux aussi, de garder en leur sein un atelier. C’est le cas, notamment, des Transports Péjy à Saint-Etienne. Avec, environ, 100 cartes grises à son actif et quelque 70 collaborateurs, le Stéphanois préfère, depuis toujours, entretenir lui-même ses véhicules via 2 à 4 compagnons, en fonction des besoins d’intervention. Et pour cause : “Théoriquement, pour justifier la présence d’un atelier intégré aujourd’hui, il faut soit une flotte conséquente, soit des spécificités telles que des hayons, des chariots élévateurs, etc. En d’autres termes, des équipements qui nécessitent un personnel qualifié d’autant qu’il existe peu de prestataires externes capables d’entretenir et de réparer ce matériel-là”, explique Yvan Pupier, dirigeant des Transports Péjy. Or, en choisissant de recourir à un atelier intégré, non seulement le transporteur garde la main sur la maintenance des véhicules et des équipements, mais il se dédouane également des frais d’immobilisation des véhicules que peut engendrer une réparation externalisée. Frais qui peuvent atteindre, d’après Péjy, entre 100 et 150 euros par jour. En revanche, le transporteur a fait le choix de continuer, malgré tout, à apporter ses véhicules en concession lorsqu’il s’agit de faire réaliser les diagnostics. Un choix de raison : “la fréquence des diagnostics sur nos véhicules ne justifie pas que nous investissions dans du matériel adéquat pour notre atelier intégré. Du matériel onéreux, qui nécessite des formations spécifiques mais qui n’ont pas lieu d’être dans un atelier calibré comme le nôtre. Il est donc aujourd’hui plus rentable pour nous de faire réaliser ces opérations de diagnostic à l’extérieur de notre atelier”, constate Yvan Pupier.
En d’autres termes un atelier est intégré ou pas en fonction, évidemment, des meilleures solutions de rentabilité…, au cas par cas. La politique du 100 % n’existant manifestement pas en la matière. D’autant que des solutions alternatives existent, au premier rang desquelles les forfaits de maintenance, voire les contrats “full services” proposés par les constructeurs. Car, pour ne pas voir la maintenance des VI leur échapper, ces derniers proposent “des contrats qui recouvrent à la fois l’entretien et le financement. Une solution qui pousse les transporteurs à externaliser de plus en plus leur maintenance…”, souligne Yves Delorenzi.
Piocher, ailleurs, les meilleures solutions
D’après le CNR, en 2012, les entreprises de transport de moins de 20 salariés étaient 13 % à souscrire ces contrats, contre seulement 1,8 % des entreprises de plus de 50 salariés. De fait, pour les plus petits transporteurs, ces formules permettent de pallier les investissements lourds en hommes, en formations et en matériels, et de rester concentré sur leur cœur de métier, tout en gardant, tout de même, une certaine autonomie dans l’entretien de leurs véhicules. A l’instar du constructeur MAN par exemple, qui a mis en place un contrat conjuguant à la fois interventions du transporteur et interventions dans les ateliers MAN. “Notre contrat CER Fleet nous permet de sous-traiter la maintenance de niveau 1 à l’atelier intégré. Concrètement, nous proposons à nos clients qui ont une flotte avec un atelier en propre de souscrire un contrat avec un loyer mensuel. Contrat qui leur permet, chez eux, de faire la maintenance simple sur leurs véhicules et de déléguer aux concessionnaires les interventions plus compliquées. Les transporteurs nous refacturent ensuite les interventions à un taux horaire déterminé avec eux en amont”, explique Frantz Perre. Mieux, pour le constructeur, ce type de contrat permettrait également de contrôler, l’air de rien, la provenance des pièces utilisées pour les différentes interventions. “Nous avons l’assurance, en somme, que les pièces utilisées sont bien homologuées par le constructeur et que l’atelier intégré ne sera pas tenté par des fournisseurs de pièces adaptables plus ou moins exotiques. Car le cahier des charges des constructeurs est draconien, surtout avec l’évolution des nouvelles technologies”, informe Frantz Perre. Un œil ouvert sur la qualité des interventions. Un contrat gagnant-gagnant en somme, qui peut même prendre place directement chez le transporteur routier, celui-ci pouvant mettre son atelier intégré à disposition du concessionnaire qui se déplace ainsi avec un ou deux mécaniciens…
Au-delà du constructeur, les réseaux indépendants peuvent, eux aussi, représenter une bonne alternative aux ateliers intégrés, ne serait-ce que parce qu’une relation de proximité forte se crée généralement entre l’enseigne commerciale et l’atelier intégré. Proximité de service, relations commerciales, transmission des informations…, les réseaux indépendants sont donc eux aussi de plus en plus nombreux à proposer à leurs clients des forfaits d’entretien. Ainsi, aujourd’hui, un centre TVI est-il performant au niveau technique dans un rayon de 30 km et commercialement dans un rayon de 60 km.
Enfin, certaines PME, soucieuses de garder la mainmise sur la totalité de leur activité, ont trouvé une alternative plus originale encore pour garder leur atelier intégré et lui assurer une vraie rentabilité. La pirouette tient en un simple changement de statut. Ainsi, d’atelier en propre, la structure se constitue en SARL afin de réaliser des prestations de maintenance-réparation pour d’autres transporteurs routiers. Une alternative astucieuse, qui permet au transporteur d’amortir les investissements induits par les formations ou bien l’outillage spécifique dont doit se doter son atelier intégré, et ainsi, d’assurer la rentabilité de ce dernier. Une initiative que les réseaux indépendants voient arriver d’un œil plutôt optimiste : “Il me semble que c’est intéressant pour un réseau commercial de s’appuyer sur un autre point relais comme un atelier intégré et vice versa, car cela fait fructifier l’affaire du transporteur, en lui apportant de nouveaux clients”, explique d’ailleurs Benoît Migeon. Pas sûr, en revanche, que les constructeurs, eux, regardent cette nouvelle alternative avec autant de complaisance.
Par Ambre Delage