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Equipementiers

Vers une inéluctable segmentation du marché du freinage ?

Publié le 22 mars 2024
Par Florent Le Marquis
8 min de lecture
La période inflationniste n'est pas terminée, et les tensions autour du canal de Suez pénalisent toujours les livraisons. Mais le freinage se porte bien. La mutation progressive du parc vers l'électrique conduit la majorité des équipementiers à proposer des offres dédiées. Ce qui pourrait, selon certains d'entre eux, segmenter le marché.
Le marché du freinage a légèrement augmenté en 2023. En valeur, du moins, car les volumes ont plutôt stagné dans l'ensemble. ©ZF
Le marché du freinage a légèrement augmenté en 2023. En valeur, du moins, car les volumes ont plutôt stagné dans l'ensemble. ©ZF

Année après année, le chemin est semé d'embûches. Mais année après année, le marché du freinage les évite avec une régularité déconcertante. En 2023, "stabilité" est encore le terme choisi par de nombreux équipementiers et distributeurs au moment de résumer les mois écoulés. "En France, les plaquettes font toujours partie des produits que l'on vend le plus, car elles se changent à intervalles réguliers : entre 30 000 et 50 000 km", rappelle Florence Da Costa, cheffe de produit aftermarket chez Hella. Dans son ensemble, la progression du marché est estimée, en valeur, entre 5 et 10 %. "Les hausses tarifaires ont cependant gonflé artificiellement la valeur par rapport aux volumes", tempère Marine Mathieu, responsable produits de freinage chez Bosch.

L'ensemble des produits de la famille reste touché par l'inflation. Certains ont passé leurs plus grosses augmentations les années précédentes, et ceux qui les ont retardées ont fini par s'y résoudre. "Nous avons constaté une hausse de prix moyenne de 13 % sur les disques de frein et de 4,5 % sur les plaquettes, observe Gilbert Soufflet, responsable communication de ZF Aftermarket FranceElles étaient notamment dues aux fortes augmentations des coûts de matières premières et de production. Le freinage étant un marché de plus en plus technique, les prix ne devraient pas baisser prochainement." Sans parler des coûts énergétiques, qui ne sont pas près de connaître une rechute conséquente.

Le canal de Suez impacte les livraisons

Pour rester compétitifs dans un secteur concurrentiel, les acteurs doivent souvent contenir autant que possible les hausses qu'ils imposent à leurs clients. "Nous ne répercutons pas l'inflation à 100 %, affirme Thomas Julien, directeur force de vente de DelphiNous y parvenons, car nous maîtrisons notre production et notre chaîne logistique : l'intégralité de nos plaquettes est fabriquée dans nos usines. Vendre est important, mais maîtriser sa fabrication l'est aussi."

Par rapport à 2022, où la hausse constatée des prix des pièces de freinage avoisinait les 20 %, 2023 s'est montrée plus raisonnable. D'abord parce que les difficultés logistiques se sont calmées : les tensions autour des conteneurs ont globalement pris fin, et les taux de service ont été bons sur l'ensemble de l'année. "La situation logistique s'est stabilisée, confirme Florence Da Costa. Mais elle se trouve de nouveau détériorée en raison des tensions au niveau du canal de Suez, qui rallongent les délais de livraison pour les marchandises venues des pays asiatiques."

En effet, depuis la fin novembre 2023, le canal de Suez connaît une baisse significative de son trafic à la suite des attaques répétées des rebelles yéménites houthis contre des navires. Or, ce canal est un passage maritime stratégique pour les importations d'Asie en Europe : entre 10 et 15 % du commerce mondial, et près de 20 % du commerce de conteneurs y passent. Les tensions actuelles y font baisser le trafic de près de moitié, et même plus pour les transits de porte-conteneurs.

"Nous sommes néanmoins plus agiles pour répondre aux difficultés d'obtention de certains matériaux ou composants, signale Gilbert Soufflet. ZF a mis en place des canaux de distribution multiples pour ne plus subir de rupture." Même son de cloche chez Aisin. "Nous avons appris du passé et essayons d'éviter ces problèmes en utilisant d'autres usines du groupe, indique Tanguy Brohee, responsable marketing. Travailler avec 200 usines nous évite de pâtir des problématiques de transport."

Mais si la situation perdure du côté du canal de Suez, certains acteurs pourraient replonger dans les sombres années passées. "On se retrouve avec un phénomène similaire à la crise ukrainienne : des solutions de transport saturées et des coûts qui explosent, fatalise Marine Mathieu. Pour l'instant, cela ne génère pas de retards supérieurs à deux ou trois semaines, nos taux de service ne sont donc pas notoirement impactés. Cependant, nous sommes en flux tendu car les surstocks créés pendant les crises récentes ont été écoulés, les entreprises ayant besoin de trésorerie. La situation est donc inconfortable."

Les références se multiplient d'année en année, et l'électrification ne va pas inverser la tendance. ©Hella

Les références se multiplient d'année en année, et l'électrification ne va pas inverser la tendance. ©Hella

Chez Delphi, d'autres indicateurs inquiètent pour les mois à venir. "Les coûts de matières premières augmentent encore, et en premier lieu celui de l'aluminium (+8,7 % en janvier 2024 par rapport à décembre 2023, ndlr). Nous ne pouvons pas tout répercuter chez le client et devons donc absorber une partie des coûts", déplore Caroline Silly, category manager pour l'équipementier américain. Après une année particulièrement faste sur sa famille freinage, avec une croissance de 25 % en valeur et près de 18 % en volume, Delphi prévoit une tendance toujours positive en 2024. "Peut-être une légère baisse de volumes, mais le marché pourrait se situer entre +3 et +6 % en valeur", prédit Thomas Julien.

Un avis partagé par le plus grand nombre, et notamment par Aisin. "En tant que challenger, nous nous attendons tout de même à une croissance, mais limitée, avance Tanguy Brohee. Notre but est de grappiller des parts de marché et de renforcer notre image de marque." Si les prix à la hausse peuvent freiner les ventes (les automobilistes étant moins pressés de remplacer les pièces qui le mériteraient), les acteurs du freinage ont cependant toujours un élément en tête : le parc roulant reste âgé, autour des onze ans. "Le kilométrage moyen des véhicules a néanmoins baissé, nuance Marine Mathieu. De nouvelles habitudes se sont ancrées depuis la crise sanitaire : on se déplace moins. Forcément, cela entraîne une baisse de l'entretien."

Garder l'ancien, développer le nouveau

Un autre élément va inéluctablement bouleverser le marché de la rechange : l'électrique. Si les véhicules à batterie représentent encore moins de 2 % du parc, leur part dans le total des immatriculations de 2023 a frôlé les 17 % (et 9 % pour les hybrides rechargeables). "La durabilité des pièces de freinage sur les VE devrait être de 20 à 30 % plus longue que sur les véhicules thermiques. Ce chiffre reste à confirmer, car nous n'avons pas encore assez de recul, et cela dépendra certainement de l'utilisation", estime Gilbert Soufflet. Rouler en zone urbaine ou rurale n'a en effet pas les mêmes conséquences sur l'usure de ces pièces.

Si les volumes s'annoncent malgré tout moins élevés pour ces nouvelles motorisations, les équipementiers ont vite pris le parti de développer des gammes spécifiques pour VE. C'est le cas de Delphi, qui a lancé une gamme de plaquettes de frein dédiées à cette motorisation en 2023. "Elles génèrent moins de bruit et permettent d'obtenir des performances plus optimales sur ces véhicules, précise Caroline Silly. Nous préparons l'avenir avec ce type de gamme. Celle-ci va d'ailleurs s'étendre, car il y a de la demande." Aux 60 références actuelles suivront 24 nouvelles en 2024. Sur ses quelque 10 000 références dans sa famille freinage, Delphi en compte 1 500 pour des applications électriques. "Si nous affirmons être un équipementier premium mais que nous ne proposons pas de gamme pour les VE, cela n'a pas de sens", complète Thomas Julien.

Les équipementiers promeuvent beaucoup le liquide de frein, pas assez renouvelé selon eux. ©Aisin

Les équipementiers promeuvent beaucoup le liquide de frein, pas assez renouvelé selon eux. ©Aisin

Avec l'émergence de ces produits réservés aux véhicules électriques, beaucoup évoquent d'ailleurs un cloisonnement du marché. C'est le cas de Tanguy Brohee, chez Aisin : "Cette segmentation va se faire naturellement. Les automobilistes vont continuer d'utiliser ce qui a été développé pendant les 10-15 prochaines années. Et pour ces nouveaux véhicules, les besoins seront différents car ils sont plus lourds." Les équipementiers doivent donc s'adapter aux nouvelles contraintes des VE pour développer leurs gammes spécifiques. "Les disques ne changent pas forcément. Mais il faut, par exemple, des plaquettes de frein qui correspondent parfaitement aux cahiers des charges des constructeurs si l'on veut pouvoir les monter", illustre Gilbert Soufflet, prenant pour référence la gamme Electric Blue.

A lire aussi : Brembo ou l'éloge du freinage premium

2023 a été une année de développements en ce sens pour ZF, qui a étoffé sa famille freinage aux quelque 15 000 références. La gamme de servofreins électriques EBB (Electronic brake booster) a été lancée sous la marque TRW (d'abord pour les véhicules du groupe Volkswagen) pour garantir une montée en pression des freins plus rapide qu'un servofrein à dépression. Mais, puisque le marché se segmente, ZF n'a pas lésiné sur son offre destinée au parc thermique, avec le lancement de kits de réparation pour étriers de frein et de nouveaux flexibles de frein. Et Gilbert Soufflet prévoit déjà les futures innovations : "Dans un futur proche, pour la commande entre la pédale de frein et les récepteurs, que sont les étriers, l'hydraulique sera supprimé et on passera sur du filaire, pour une commande complètement électrique. Mais ce n'est qu'un sujet OE pour l'instant."

Flexibles et liquide de frein

La notion de segmentation n'est cependant pas du goût de tout le monde. Bosch a de son côté choisi de ne pas changer de ligne. "Nous ne proposons pas d'offre spécifique électrique, assume Marine Mathieu. Bosch a déjà près de 11 000 références de pièces de freinage. Nous voulons que notre offre reste claire et compacte, pour éviter à nos clients de devoir stocker plusieurs gammes, ce qui mobiliserait davantage de trésorerie. Par ailleurs, nous n'avons pas constaté de besoin particulier qui nécessiterait la création d'offres spécifiques pour VE. La première monte propose une gamme unique, donc cela peut être pareil en rechange, sans compromis sur la qualité et la sécurité."

Le flexible de frein n'est pas une pièce qui va faire gonfler les chiffres d'affaires, mais plusieurs équipementiers constatent une hausse des ventes. ©ZF

Le flexible de frein n'est pas une pièce qui va faire gonfler les chiffres d'affaires, mais plusieurs équipementiers constatent une hausse des ventes. ©ZF

L'équipementier allemand suit tout de même l'évolution des tendances, avec notamment une hausse des volumes sur les flexibles de frein. "Ce sont des pièces qui s'usent car elles sont en caoutchouc et subissent les variations hygrométriques. Les flexibles deviennent poreux, craquellent, ce qui génère un fort taux de contre-visites au contrôle technique, indique Marine Mathieu. Nos commerciaux encouragent de plus en plus leurs clients à proposer cette prestation de contrôle des flexibles." Bosch table aussi sur son liquide de frein universel ENV6, qui est en constante progression.

Le liquide de frein est, en effet, un produit qui ne faiblit pas, au contraire. Aisin a lancé, sous sa marque Advics, son produit dédié, DOT 5.1 Premium, pour toutes les motorisations. "Avec les véhicules électriques et hybrides, il y a besoin d'une force de freinage rapide, sans attendre la montée en température. Ils donnent tout leur couple dès le démarrage, et ont donc besoin d'une force de freinage qui puisse arrêter le véhicule tout de suite", détaille Tanguy Brohee. En moyenne, le liquide de frein doit être changé tous les deux ans ou tous les 50 000 km.

Des conseils pas toujours suivis. Pire encore, selon Gilbert Soufflet : "On estime que plus de 50 % du parc roulant n'a pas de liquide de frein correspondant aux critères définis par le constructeur. Or, un liquide de frein usagé contient trop d'eau, ce qui diminue sa résistance à la température et son point d'ébullition. Cela génère un phénomène de bouchon de vapeur qui réduit l'efficacité du freinage. Le trop-plein d'eau va aussi endommager les caoutchoucs, les étriers, les servofreins, etc. Et donc générer des coûts d'entretien supplémentaires."

En attendant Euro 7

Quelle que soit la motorisation, les équipementiers vont devoir se pencher sur un autre sujet : la norme Euro 7. D'abord annoncée pour 2025, elle n'entrera en vigueur qu'en 2030. Jusqu'ici, les émissions de particules dues à l'usure des freins ne sont pas encadrées par des seuils. Cela va donc changer. "C'est un grand défi pour l'avenir. Nous devrons nous adapter à ce que la norme exigera, pointe Florence Da Costa. Hella Pagid travaille déjà sur les concepts qui répondront à cette norme. Il faudra trouver des matériaux qui réduiront fortement les émissions de particules, en utilisant notamment moins de composants métalliques."

A lire aussi : TMD Friction et Hella mettent fin à leur coentreprise

Le cahier des charges d'Euro 7 n'est pas encore précisément connu, et les acteurs du marché ne savent pas dans quelle mesure leurs gammes s'en trouveront impactées. Mais l'idée est d'anticiper au maximum. "En 2023, une étude indépendante a démontré que nos plaquettes génèrent jusqu'à deux fois moins de poussières que les autres plaquettes étudiées pendant les tests, se félicite Caroline Silly. Nous pouvons donc croire que nos plaquettes actuelles sont déjà efficaces, mais nous ne pouvons pas déjà savoir si elles seront au niveau des normes. Nous avons la chance de les fabriquer dans notre propre usine et de travailler sur la R&D, ce qui nous permettra de vite nous adapter."

Même chose chez Bosch, qui a déjà investi dans de nouvelles machines, quand la R&D recherche de nouvelles formulations. "Ce sont des niveaux de précision en termes de particules que l'on n'abordait pas auparavant. C'est contraignant, mais c'est un challenge stimulant, assure Marine Mathieu. D'ici 2030, nous allons étudier de nouveaux concepts de couples disques/plaquettes pour optimiser le fonctionnement des deux ensemble. Pourquoi ne pas tout remettre à plat et reconcevoir une gamme complète…"

En matière de durabilité, les projets des équipementiers ne se limitent pas à l'anticipation de la norme Euro 7. Aisin cherche par exemple à s'affranchir en partie de sa production d'Asie, où 75 % de ses usines se situent. "Nous voulons réduire nos transports de marchandises et notre empreinte carbone, justifie Tanguy Brohee. Nous souhaitons aussi passer nos usines en énergies renouvelables ou autonomes." ZF cherche à réduire la quantité de matière dans ses pièces quand c'est possible, comme sur les étriers, choisit des matériaux qui génèrent moins de friction et s'attache à proposer des packagings recyclés. En revanche, le remanufacturing ne pourra pas trouver de place bien large dans la famille freinage, hormis pour l'étrier. Mais cela n'empêchera pas les gammes de continuer d'évoluer.

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