Matthieu Simon, Roland Berger : "Améliorer les flux de l'aftermarket pour réduire son bilan carbone"
Le Journal de la Rechange et de la Réparation : Le monde de la rechange s'est-il saisi, selon vous, des nouveaux enjeux environnementaux ?
Matthieu Simon : Dans l'automobile, sur le sujet du développement durable, il y a des enjeux désormais très identifiés liés à la conformité aux réglementations nationales et internationales, à l'image de chaque entreprise, à son exposition financière, etc. Mais au-delà de ces contraintes, il faut parler des opportunités économiques. C'est ce qui fera avancer le secteur. Parmi ces opportunités, il y a évidemment l'activité liée à la maintenance du véhicule électrique, et plus particulièrement aux cycles de vie des batteries.
Ce marché de l'après-vente durable est loin d'être négligeable : aux États-Unis, on l'estime à 14 milliards de dollars. En Europe, il n'est que de 4 milliards d'euros. Le retard est donc conséquent…
Mais il est voué à croître rapidement puisqu'il devrait atteindre 15 milliards d'euros en 2040, alors que sa croissance sera moins forte aux États-Unis puisqu'il y grimpera à 20 milliards. Autrement dit, ce nouveau marché devrait représenter entre 10 et 15 % du chiffre d'affaires global de l'aftermarket en 2040.
Il me semble difficile de se passer d'une telle part de marché, à terme. D'autant que le champ compétitif de ce nouveau segment d'activité est plus réduit. Si je garde la batterie du véhicule électrique comme exemple, on observe que beaucoup d'acteurs se désintéressent de ce sujet, jugé trop avant-gardiste, pour se concentrer sur des problématiques plus actuelles. Mais certains opérateurs ont déjà commencé à travailler sur un circuit pour identifier les batteries qui auront une seconde vie, établir un processus de remise en état, préparer les formations pour les équipes… Ces acteurs vont se distinguer car ils seront prêts plus rapidement et prendront de l'avance, en nouant notamment des partenariats avec des équipementiers.
J2R : Quels acteurs sont les plus en avance dans ce domaine ?
M.S. : Dans le secteur de l'après-vente, le niveau de maturité sur le sujet du développement durable est intermédiaire. Il y a évidemment des paramètres exogènes ou endogènes au marché, comme les contraintes réglementaires qui favorisent une prise de conscience autour de cette problématique, et poussent certains acteurs à prendre des initiatives sur le sujet. Parmi ces acteurs, je pense notamment au groupe Renault qui, avec son plan "Future is neutral" ou sa nouvelle usine de Flins (78), a pris des positions claires dans ce domaine.
C'est le cas aussi de plusieurs équipementiers, et notamment des groupes Valeo et Bosch, qui font office de pionniers et ont déjà fait de la thématique "substainability" un champ de business à couvrir. Ce sont aussi des groupes avec, dans leur bilan carbone, des contraintes dans les scopes 1 et 2, voire 3, dont les rapports annuels font état de leurs ESG [critères environnementaux, sociaux et de gouvernance, ndlr]. Ils ont d'ailleurs souvent dans leur Comex des personnes dédiées à leurs ESG.
En parallèle, il y a d'autres acteurs qui entrevoient davantage de contraintes que d'opportunités dans le développement durable. C'est particulièrement vrai chez les professionnels plus en aval de la chaîne de valeur, qui doivent faire face à des problématiques plus urgentes au quotidien. Ce qui est plutôt logique puisqu'il y a toujours un décalage, dans les organisations, entre les sièges sociaux qui se projettent à horizon 2030 ou 2040 dans leur activité, tandis que les équipes terrain ont une réalité quotidienne différente.
J2R : Les distributeurs de pièces et les garages ont-ils pris conscience de ces nouveaux enjeux ?
M.S. : Dans la distribution de pièces, il y a une réflexion à l'œuvre sur l'optimisation de la logistique, dans laquelle les critères écologiques et économiques se rejoignent. Livrer 12 fois par jour un garage avec des camions ou des utilitaires se rendant régulièrement en centre-ville, en laissant tourner le moteur, ça semble aujourd'hui difficile à accepter… Mais il faut garder à l'esprit que les grossistes indépendants ont aussi construit leur avantage compétitif sur la logistique, notamment.
J2R : Dans la logistique de la pièce, comment allier les nouveaux impératifs de décarbonation tout en maintenant la qualité de service attendue par les réparateurs ?
M.S. : Je pense que nous devrions progressivement arriver à un circuit de distribution plus optimisé, grâce notamment à la data. Nous sommes encore aux prémices du potentiel que nous offre la data dans l'après-vente automobile. Il existe de nombreuses données disponibles dans les véhicules, dans les garages et, plus globalement, dans l'ensemble de la chaîne qu'on sous-exploite. Ce sont des données qui ne sont pas encore suffisamment agrégées, enrichies et harmonisées.
Le jour où ces informations seront mieux exploitées, le marché sera en mesure d'optimiser de nombreux segments d'activité : la production, l'approvisionnement, la logistique et la livraison. Ce qui permettra d'améliorer les flux de l'aftermarket et donc de réduire son bilan carbone.
Un exemple : en utilisant mieux ces données, il est possible de maximiser le taux de remplissage des camions de livraison et des tournées. La data peut aussi aider les distributeurs à optimiser la gestion de leurs transports ainsi que leur niveau de stock et d'achats. Ce qui aura un impact financier vertueux pour ces acteurs. En exploitant au mieux leurs données, ils peuvent améliorer leur activité sur le plan écologique et économique.
J2R : Quelles seront, à long terme, les conséquences de cette optimisation des flux logistiques sur les différents acteurs de ce marché ? Faut-il s'attendre à une réduction du maillage logistique des distributeurs, avec notamment des sites de stockage moins importants ?
M.S. : Tous les distributeurs ne suivent pas le même modèle. Les acteurs traditionnels veulent aujourd'hui livrer le plus de pièces possible dans le délai le plus court, quitte à faire plusieurs tournées par jour. C'est un modèle qui s'est montré jusqu'ici performant, puisqu'il répond aux besoins des garagistes qui n'ont pas à préparer leurs commandes à l'avance, et aux attentes des consommateurs finaux qui ne veulent pas attendre pour leur réparation.
Mais d'autres schémas alternatifs émergent aujourd'hui, notamment chez les pure players, qui ne sont pas prêts à livrer les garages plusieurs fois par jour car c'est très coûteux. Je pense que ces modèles vont progressivement converger avec l'utilisation de la data. Le circuit de livraison de la pièce est optimisable, mais à condition de maintenir le même niveau de service. C'est ce qui importe aujourd'hui. Plus que le nombre de tournées ou le prix de la pièce, ce qui compte pour le réparateur, c'est de recevoir la bonne pièce dans les délais attendus.
J2R : Comment expliquer le retard pris par l'Europe sur ce marché de l'après-vente durable ?
M.S. : En Europe, on observe pour le moment une stratégie coercitive qui pousse le sujet du développement durable à travers des enjeux réglementaires, financiers, etc. Tandis que les États-Unis ont adopté un schéma incitatif. Les acteurs de ce marché ont pris conscience de l'intérêt des consommateurs pour la pièce de réemploi, ou encore des opportunités créées par des groupes pionniers tels que LKQ. Dès les années 90, le groupe américain avait, en effet, pris conscience de la nécessité de structurer une deuxième offre de pièces, plus attractive, qui lui garantissait malgré tout une marge intéressante. À l'image de LKQ, les groupes nord-américains ont saisi plus rapidement ces opportunités de business.
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Mais l'Europe va rattraper son retard avec un effet "catch-up". En 2030 ou 2040, le marché européen sera même plus développé dans certains segments d'activité. Je pense notamment au remanufacturing des batteries des véhicules électriques. Ce parc roulant sera plus important en Europe, et offrira donc un volume de batteries plus élevé à traiter pour les spécialistes de la seconde vie. Il y a un dernier point qui peut aussi justifier ce retard de l'Europe : les États-Unis restent finalement un seul marché. Alors que la diversité des pays européens ne facilite pas un alignement réglementaire.
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Je pense en particulier à la pièce de réemploi, pour laquelle on observe une forte pluralité de législations. En Suède, ce marché est très avancé car il y est interdit aux centres VHU d'exporter des véhicules économiquement irréparables. Ce n'est pas le cas en France ou en Allemagne…
J2R : La pièce issue de l'économie circulaire représente justement une part de marché encore marginale en Europe, d'environ 5 % du secteur. Quels leviers actionner pour donner une place plus importante à ces produits ?
M.S. : Il existe en Europe, selon moi, un certain nombre de freins à l'utilisation de pièces de réemploi. Dans beaucoup de marchés, à l'image de la France, les réparateurs ont l'obligation de proposer de la pièce de réemploi pour certaines opérations. Malgré ces réglementations, on voit un certain nombre de résistances sur le terrain liées à la qualité de ces pièces et à leur accessibilité. C'est particulièrement notable pour les pièces techniques. Et puis, vis-à -vis des clients finaux, ce marché reste encore très nébuleux : on parle de pièces d'occasion, remanufacturées ou encore reconditionnées.
C'est la raison pour laquelle certains équipementiers, et c'est une initiative plutôt intelligente, ont rebaptisé ces gammes de produits. On ne parle plus d'"used parts" mais de "green parts", par exemple. Ces concepts marketing peuvent faire office de vecteur d'image auprès du grand public. Si je fais un parallèle avec le secteur du téléphone portable, on observe qu'un acteur comme Back Market a su faire évoluer cette image du reconditionné. La pièce de réemploi peut aussi y parvenir si ses acteurs lui apportent un label, de la garantie et des éléments de réassurance. Enfin, et c'est un point important, il y a le frein de l'incitation financière. In fine, tout le monde doit s'y retrouver.
Si le client final ne perçoit pas d'avantage économique à opter pour une pièce issue de l'économie circulaire, et qu'il doit également attendre plus longtemps pour sa réparation, il continuera à privilégier la pièce neuve.
C'est d'ailleurs sur ces éléments que les assureurs travaillent aujourd'hui. Confrontés à l'inflation et à l'augmentation des coûts de réparation, ils font beaucoup bouger les lignes. La pièce issue de l'économie circulaire présente, pour ces derniers, des atouts économiques mais aussi environnementaux.
J2R : Valeo a lancé cette année Canopy, sa première gamme de pièces écoresponsables. Dans un récent rapport, vous indiquiez que certains automobilistes sont prêts à payer plus cher pour un produit plus durable. Faut-il s'attendre à un développement de ces gammes dans les prochaines années ?
M.S. : Il y a effectivement un certain nombre de clients prêts à opter pour des produits plus durables, même quand ils sont plus chers, pour l'entretien de leur véhicule. C'est particulièrement vrai pour les propriétaires de modèles électrifiés (70 %). Pour les possesseurs de voitures thermiques, c'est plus nuancé : 65 % se disent favorables à l'achat de pièces durables, mais cette part tombe à 40 % lorsque ces produits sont plus chers que leurs équivalents traditionnels.
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Ces chiffres restent malgré tout intéressants car ils témoignent d'une prise de conscience chez les automobilistes. Les équipementiers précurseurs qui développent aujourd'hui des gammes plus "vertes" prendront donc des positions fortes. On voit d'ailleurs le marché se structurer à tous les niveaux : les assureurs se mettent en ordre de bataille pour privilégier ce type de produits, les centres VHU industrialisent leurs process, etc. Dans cinq ou dix ans, il sera beaucoup plus difficile de pénétrer ce marché.