Comment garder les jeunes dans les carrosseries ?

Contrairement à une idée répandue, la pénurie de main-d'œuvre dans les carrosseries ne serait pas due au manque d'attractivité des métiers de la réparation. Son origine viendrait plutôt de la difficulté des carrossiers à retenir les apprentis dans leurs ateliers. Ce constat cruel a été établi par une étude scientifique poussée par Weinmann Technologies et présentée lors du salon Equip Auto 2025.
Menée pendant trois ans avec l'université Toulouse Jean Jaurès, cette recherche en sciences sociales est inédite dans l'après-vente automobile. Ses auteurs sont Lucile Courtois (docteur en sciences de l'éducation et responsable RH de Weinmann Technologies) et Michel Lac (chercheur en sciences de l'éducation). Ensemble, ils ont étudié "les représentations sociales et professionnelles des métiers de la carrosserie". Dans ce cadre, ils ont interrogé de très nombreux acteurs du secteur, suivant une méthodologie rigoureuse (lire ci-dessous). Objectif : établir un constat scientifique, avant d'identifier les pistes pour assurer la relève de la profession.
Malentendus entre formation et économie
Leurs travaux apportent un nouvel éclairage aux chiffres de l'ANFA, d'après lesquels près de 70 % des jeunes ayant appris la carrosserie quittent le métier au bout de trois ans. Alors que le nombre d'apprentis n'a jamais été aussi élevé, seules 7 000 des 10 000 offres d'embauche annuelles du secteur ont été pourvues en 2024. Derrière ces chiffres, l'étude révèle surtout un choc de représentations entre générations. "Schématiquement, on constate que les dirigeants ont plutôt une vision négative et passéiste de leur métier, explique Michel Lac. Alors que paradoxalement, les jeunes en ont une image moderne et positive. " Les uns et les autres répondent exactement le contraire aux mêmes questions !
"Les dirigeants ont plutôt une vision négative de leur métier, alors que les jeunes en ont une image positive" Michel Lac, Chercheur en sciences de l'éducation à l'université de Toulouse
Lucile Courtois souligne que "pour les anciens, souffrir est nécessaire et fait partie des conditions pour devenir carrossier". Eux-mêmes ont souvent appris leur métier "à la dure". Les jeunes, eux, refusent cette logique. Les ateliers se heurtent aussi à un autre paradoxe : l'apprentissage requiert du temps long, alors que les carrossiers fonctionnent dans une logique économique de court terme. Résultat : les ateliers cherchent des profils immédiatement productifs – une chimère – et disent manquer de temps pour transmettre leur savoir-faire.
Facteur aggravant : l'absence de véritables programmes d'apprentissage. "Beaucoup pensent qu'il suffit de mettre un jeune dans un atelier pour qu'il apprenne le métier", observe Michel Lac. Cette approche produit des situations très inégales : certains s'en sortent, d'autres décrochent. In fine, chaque génération désigne "l'autre" comme source du problème. "Résoudre ce malentendu nécessite de clarifier ce qu'on attend des jeunes, au lieu de confondre savoir-faire et savoir-être, compétence et endurance, amour du métier et sacrifice, formation et formatage", insiste Lucile Courtois.
Trouver le temps et renouveler le management
Les deux chercheurs proposent plusieurs pistes pour dépasser ces incompréhensions. Tout d'abord, ils préconisent de donner leur chance à des jeunes motivés, plutôt que de rechercher "la perle rare". Ensuite, les carrossiers doivent établir un programme d'apprentissage, en explicitant les objectifs et les étapes de formation.
Sur le plan managérial, ils invitent à favoriser les échanges entre professionnels, plutôt que de laisser s'installer un dialogue entre générations, souvent conflictuel. Ils invitent également les carrossiers à analyser leur organisation : si le temps de transmission manque, alors il faut en créer les conditions. Enfin, les deux chercheurs concluent par un conseil positif en recommandant "de revenir aux valeurs fondamentales du métier, car elles sont partagées par tous".
Des carrossiers montrent déjà la voie
Certaines entreprises n'ont pas attendu ces conseils pour adopter de bonnes pratiques fidélisant "leurs" jeunes. Le groupe CDR (15 carrosseries en Occitanie), dirigé par Romuald Rozet, en est un bon exemple. "Souvent, mes responsables de carrosserie refusent de prendre des apprentis. Mais je les pousse à suivre des formations au management pour s'adapter aux jeunes", témoigne le dirigeant. Lui-même a été accompagné par un coach.
À Valence (26), les apprentis de la carrosserie Métiffiot sont étroitement intégrés dans l'équipe. Ils y bénéficient d'une culture d'entreprise attachée au bienêtre, depuis les postes de travail jusque dans la vie sociale. "Ils se sentent bien chez nous et cela nous permet de conserver les meilleurs d'entre eux", explique Stéphane Métiffiot, codirigeant de l'entreprise.
"Il faut d'abord les intéresser, pour les faire entrer crescendo dans le monde professionnel, sans oublier que ce sont encore des adolescents" Morad Benkaci, dirigeant de Mayeur Car Service
Parmi les entreprises emblématiques sur l'apprentissage, Mayeur Car Service, à Combs-la-Ville (77), va encore plus loin, en formant plus de jeunes que nécessaire : chaque salarié parraine un ou deux apprentis. "Il faut d'abord les intéresser, pour les faire entrer crescendo dans le monde professionnel, sans oublier que ce sont encore des adolescents", recommande Morad Benkaci, son dirigeant.
Il reconnaît que cet investissement demande des efforts. "On n'a jamais le temps de s'occuper des apprentis, mais il faut pourtant le trouver. Ce temps-là crée un retour humain, économique et utile à toute la profession", martèle-t-il. Ces initiatives montrent que des solutions existent à l'échelle de chaque atelier. Reste à accepter que le management fait désormais partie intégrante du métier, au même titre que les nouvelles techniques de réparation.
Quand les scientifiques étudient le secteur de la carrosserie
Comment étudier scientifiquement la représentation du métier de carrossier ? Les chercheurs Lucile Courtois et Michel Lac ont suivi un protocole en trois étapes. La première a consisté en sept entretiens exploratoires avec des carrossiers et des acteurs de cet univers. Les scientifiques ont ainsi appréhendé un métier inconnu pour eux et identifié ses problématiques. Ces échanges leur ont permis de concevoir un questionnaire national, diffusé pendant six mois auprès des jeunes, des formateurs, des carrossiers et des dirigeants. Résultat : 1 560 réponses, dont 762 complètes et donc valides pour une exploitation statistique.
L'enquête a ensuite été achevée par 11 "entretiens cliniques" d'une à deux heures. Ceux-ci ont été menés avec six carrossiers et sept jeunes – six tout juste entrés dans le métier, et un autre ayant abandonné à l'issue d'une longue formation. "Finalement, la population des apprentis est plutôt homogène, rapporte Michel Lac. Tous ceux que nous avons interrogés rencontraient initialement des difficultés scolaires. Il s'agit de gens majoritairement issus de milieux populaires – mais pas précaires – et déjà en contact avec le monde automobile. Tous ont la passion et l'amour de la voiture." Un levier pour leurs futurs patrons ?
