Pneu : l'électrification redistribue les cartes
De cet objet noir et rond, on a tout dit. Qu’il était malodorant, pénible à stocker, difficile à vendre, compliqué à rentabiliser... N’en jetez plus ! Pour le pneumatique, la coupe est pleine. Pourtant, si les préjugés ont souvent la dent dure, ce produit a retrouvé depuis quelques années une certaine attractivité auprès de tous les acteurs du marché de l’après-vente.
Ceux qui, hier, tournaient le dos à cette activité la regardent d’un œil nouveau. Certains ont même dépassé le stade de l’observation pour passer à une phase active de mise en application. Au cœur de cette mutation se dresse un sujet clé, un facteur X qui ne dit pas tout de ses potentielles répercussions. Omniprésent en amont de la chaîne de valeur de l’automobile, le véhicule électrique prend progressivement sa place en aval.
Et malgré un léger ralentissement des ventes, les immatriculations de véhicules à batteries ne cessent de croître. Sur les neuf premiers mois de l’année 2024, l’ensemble des modèles électriques, hybrides non rechargeables, hybrides rechargeables et hydrogènes pesait près de 60 % des ventes de véhicules neufs dans l’Hexagone (source : AAAData).
Un chiffre qui éclaire assez peu sur les répercussions de cette montée en puissance dans les ateliers, mais qui dit déjà beaucoup de la portée du phénomène. À court, mais surtout à moyen et long terme, le déploiement à grande échelle des motorisations alternatives va fortement impacter le monde de la rechange.
Des volumes encore limités, mais un potentiel certain
Dans les garages, les prestations de vidange vont progressivement disparaître et celles liées au pneumatique – qui représente actuellement le premier ou le second motif d’entrée en atelier, selon les réseaux – vont prendre le dessus. Étant donné leur poids et leur couple plus conséquents, les véhicules électriques consomment plus de gomme que les thermiques. Une étude réalisée en 2023 par Epyx auprès de flottes de 17 pays européens révélait que les enveloppes des VE ont une durée de vie de 10 000 km inférieure à celles des thermiques...
Dans le même temps, les espacements entre deux retours sur le pont tendent logiquement à se réduire. L’univers de la distribution l’a bien compris. "On prend le véhicule électrique comme une opportunité de business positive, qui permet d’assurer la pérennité de notre métier", analyse Romain Vancappel, directeur marketing, achats, stratégie et innovation de Speedy France.
Qu’elles soient spécialistes ou non, toutes les enseignes après-vente (centres autos, réparation rapide et pneumaticiens) sont aujourd’hui pleinement engagées à faire fructifier cette activité. "C’est d’ores et déjà un sujet de fond chez nous en raison de l’évolution du parc roulant. On ne peut pas passer à côté", confirme Coralie Mercier, responsable du marché pneumatique de Norauto France, même si les VE n’ont représenté que 4 % de ses entrées atelier en 2023.
"Si l’on s’en tient aux volumes, ceux générés par les pneus pour véhicules électriques demeurent une niche. Pour autant, on sait que demain, ce phénomène constituera une lame de fond", anticipe Julien Coupechoux, chef de produits du distributeur Dipropneu.
Autodistribution, un leader convaincu
Avec ce retour au premier plan du pneu, tous les réseaux veulent revendiquer leur expertise sur ce produit. À commencer par les pneumaticiens qui, après avoir diversifié leurs activités vers l’entretien courant, remettent en avant leur cœur de métier dans leur communication. D’autres y trouvent une opportunité inédite. Les constructeurs, par le biais de leurs réseaux d’agents ou de leurs enseignes de réparations multimarques, ont beaucoup investi là-dessus.
Idem pour les "piéçards". En milieu d’année, Alliance Automotive Group (AAG) a ainsi dévoilé un ambitieux plan de développement pour renforcer significativement son offre. Au total, 800 000 pneus TC4 (tourisme, camionnette, 4×4/SUV) sont désormais mis à la disposition des clients du groupement.
"Cette extension stratégique permet de répondre de manière encore plus complète aux besoins des clients, avec un segment peu travaillé jusqu’à maintenant", soulignait alors AAG. Mais du côté des spécialistes de la pièce de rechange, Autodistribution, l’un des leaders du marché, a pris une sérieuse longueur d’avance en se positionnant sur le sujet depuis déjà une dizaine d’années.
Recrutement d’un expert de la question, définition d’une stratégie d’ensemble, rapprochement avec des grossistes (Chrono SLPA Pneus, Dipropneu), accord avec un manufacturier (Leao Tire), déploiement d’outils spécifiques... rien n’a été laissé au hasard. "Le pneumatique est un marché sur lequel on reprend pied et qui est très dynamique, aussi bien en mécanique avec Garages AD qu’en réparation-collision avec AD Carrosserie", résume Laurent Desrouffet, directeur général des réseaux et de la réparation VL d’Autodistribution.
Et parce que les ambitions doivent se corréler avec des impératifs de service, le groupement s’est organisé pour répondre aux besoins des réparateurs grâce à une offre multimarque disponible le plus rapidement possible. "Comme sur la pièce, c’est le stock qui fait la vente, et la rapidité de livraison est essentielle. 60 % de nos ventes en pneumatiques auprès des professionnels se font en H+", précise le responsable.
Preuve de la pertinence de cette stratégie, la filiale de PHE écoule en moyenne 1,5 million d’enveloppes par an et espère atteindre les 3 millions d’ici trois à cinq ans. Sur le terrain, le poids de l’activité pneu n’a rien d’anodin : il représente entre 15 et 20 % du chiffre d’affaires des garages AD et 10 à 15 % pour les carrosseries AD, avec des perspectives de croissance bien réelles.
Les plateformes s’y mettent
Les groupements ne sont pas les seuls à vouloir miser sur le pneu parmi les indépendants. Les plateformes s’y penchent également, à l’instar de Dasir qui a annoncé en septembre son arrivée sur ce marché. Pour diversifier son offre, l’entreprise lyonnaise a noué un accord avec Dipropneu pour distribuer la marque Toyo Tires dans la région Auvergne-Rhône-Alpes.
Un défi de taille pour sa présidente, Pascale Lefeuvre, qui observe que "le pneumatique est perçu comme un produit complexe, tant en termes de stockage que de rentabilité", mais que sa société a bien évalué. "Contrairement aux idées reçues, le pneumatique peut s’avérer plus rentable que certaines pièces mécaniques", appuie ainsi Cyrille Dubsay, responsable des achats de Dasir.
Un immense challenge pour les manufacturiers
Nouvelle ou retrouvée, cette appétence de la distribution pour la gomme n’est évidemment pas sans conséquence sur les manufacturiers qui, eux aussi, doivent se préparer à l’électrification du parc roulant. Avec toutefois une différence notable. Si les acteurs de la distribution se font plus nombreux à s’intéresser au pneumatique, le spectre tend à se réduire du côté des manufacturiers.
Il faut dire que la conception de ces enveloppes demeure un brin plus complexe. Engagés sur cette voie depuis bien longtemps, partenaires privilégiés des constructeurs dans le développement des véhicules électriques, plusieurs manufacturiers ont pris très tôt le virage du "zéro émission".
Dans les années 2010, alors que ce segment grandissait doucement, porté essentiellement par la Nissan Leaf et la Renault Zoe, les VE ne faisaient l’objet d’aucun développement de pneumatiques spécifiques. Ces modèles étaient alors équipés de montes été classiques, parfois ajustées à la marge. Mais alors que les normes d’émissions de CO 2 se sont durcies, les constructeurs n’ont négligé aucun levier pour optimiser la performance de leurs véhicules. Et le pneumatique offrait à leurs yeux un potentiel indéniable.
C’est ainsi que le sujet a pris de l’épaisseur dans les centres de R&D. Les travaux des manufacturiers se sont d’abord concentrés sur une vieille lubie que les constructeurs avaient pour les thermiques et qu’ils ont reportée sur les électriques : la fameuse résistance au roulement, pilier essentiel dans la performance d’une voiture. La réduire, c’est abaisser sa consommation de carburant ou d’électricité. Et donc contribuer à augmenter l’autonomie.
Brique après brique
Chemin faisant, cette "brique" technique a été enrichie par d’autres éléments. Étant donné qu’un modèle à batteries use plus de gomme, la résistance à l’usure et la capacité de port de charge des enveloppes sont devenues des sujets centraux pour les manufacturiers. Les ingénieurs se sont aussi attelés à limiter les nuisances sonores de leurs enveloppes.
Ce cheminement technologique s’est accompagné d’une évolution marketing. Pour communiquer sur ces nouveaux produits, les manufacturiers ont dû leur donner une identité et parfois élaborer un storytelling. Avec différentes stratégies. Goodyear s’est très tôt positionné sur ce marché avec son Eagle F1 Asymmetric 6. Ce pneu affiche un vrai parti pris puisqu’il s’avère être compatible, et pas uniquement dédié aux modèles zéro émission.
Un choix partagé avec Continental, Bridgestone ou Pirelli qui, depuis son lancement il y a trois ans, a vu son marquage Elect (soulignant le fait que le pneu en question convient aux modèles électriques ou hybrides) être apposé sur plus de 1 000 références. À l’opposé, Vredestein et Hankook ont fait leur apparition sur ce marché en 2022 avec des enveloppes exclusivement pensées et développées pour les électriques. Du côté du batave, on a fait le choix d’attaquer ce segment par son versant le plus prospère actuellement, le toutes saisons.
Hankook (presque) seul contre tous
Le sud-coréen a, quant à lui, poussé l’initiative jusqu’à proposer avec sa gamme iON une offre totalement unique, disponible en été, hiver et toutes sai sons. Hankook a d’ailleurs opté pour une stratégie assez audacieuse en adoptant un engagement total dans cette voie. "Pour nous, c’est plus qu’une évolution. C’est une véritable révolution", affirmait Georges Bochaton, directeur commercial France, au printemps dernier lors du lancement des dernières déclinaisons de l’iOn (Flex Climate et GT).
Conçue pour répondre spécifiquement aux besoins des véhicules électriques, cette ligne demeure une proposition singulière sur le marché. Dans les rangs du manufacturier de Séoul, tous ont en tête le pari audacieux pris par leur groupe et le chemin parcouru cette dernière décennie. Si les modèles électriques prennent aujourd’hui une place grandissante dans le parc automobile, beaucoup doutaient de cette évolution il y a dix ans. Pas Hankook, qui décida alors d’y consacrer la coquette somme d’un milliard de dollars, un investissement colossal mais nécessaire "pour anticiper cette mutation", souligne Georges Bochaton.
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Plus que de simplement accompagner le marché, l’industriel asiatique ambitionne "de contribuer à le dynamiser", avec des technologies de pointe répondant à de nouvelles attentes. C’est ainsi que la gamme iOn a été pensée et développée, sans compromis et avec un maximum de performances. Rien que pour ses enveloppes VE, le manufacturier a déposé 58 brevets techniques exclusifs.
"Ce qui fait la différence entre nous et nos concurrents, c’est qu’on a amorcé ce tournant il y a déjà dix ans. On a pris le risque d’investir de l’argent, de mobiliser des compétences techniques et industrielles, sans se reposer sur ce qu’on savait faire", insiste Georges Bochaton.
Michelin ouvre une nouvelle voie
Reste Michelin, un cas unique dans cette problématique. Car Bibendum, en bon leader qu’il est, a pris le temps de bien jauger l’évolution du marché, adoptant une posture d’entre-deux qui ne l’a pas empêché d’avancer. "En douze ans, Michelin a obtenu plus de 340 homologations de véhicules électriques. Nous sommes présents sur 80 % de l’offre en équipant 15 des 22 construc teurs de VE premium", détaille Serge Lafon, directeur ligne business première monte de Michelin.
Et comme "qui peut le plus, peut le moins", le groupe clermontois a choisi d’ouvrir une troisième voie. Avec lui, pas question de produits adaptés ou spécifiques, mais plutôt d’une technologie universelle. Parmi les progrès majeurs réalisés par Michelin, figure la mise au point de pneus conservant leurs performances durant toute leur vie. Ensuite, le fabricant recherche constamment de nouvelles formules pour réduire l’abrasion de ses enveloppes.
Il affirme réussir à la diminuer de 30 % en comparaison avec ses concurrents. Enfin, il met en exergue ses progrès en matière de réduction de la résistance au roulement. Il serait parvenu à la diviser par deux en trente ans. Ainsi, dès 1992, lors de la sortie de son pneu Energy, celui-ci affichait une résistance de 12 kg/t. Aujourd’hui, les modèles e.Primacy et Pilot Sport EV atteignent 5,5 kg/t. Ces gains permettent de réduire les 20 % d’énergie motrice du véhicule absorbée par ses enveloppes. Les VE y gagnent en autonomie, tandis que leurs homologues thermiques consomment moins de carburant au kilomètre.
Or, c’est précisément sur ce point que Michelin se démarque de nombre de ses concurrents. En effet, Serge Lafon déclare : "Nous ne réservons pas ces progrès techno logiques aux VE. En les installant sur les véhicules thermiques, on réduit aussi leur empreinte environnementale. Et cela, tant pour les gammes été, hiver, toutes saisons et sportives, selon les usages des clients, quels qu’ils soient."
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Mieux, le manufacturier ne fait pas de distinction entre ses pneus pour VE et ceux pour modèles thermiques. Il affirme qu’en suivant les recommandations des constructeurs (et en respectant évidemment les dimensions des roues), il est possible d’installer ses enveloppes indifféremment sur ces deux types de véhicules. Cette stratégie rompt donc avec celle de nombreux homologues.
Plus que le parti pris technologique, elle a également un fort impact sur le plan de la distribution. Chez les pneumaticiens, cette position simplifie aussi la gestion des stocks. En effet, ceux-ci n’ont pas à multiplier les nombreuses gammes entreposées. Enfin, l’argumentaire commercial destiné aux automobilistes sur ces pneus est plus lisible. De bon augure à l’heure où la distribution reprend goût au pneumatique.