Almudena Benedito, Gipa : "Répondre à la demande croissante de biens et de services plus durables"
Le Journal de la Rechange et de la Réparation : Quel est le contexte actuel du marché de la maintenance automobile selon les dernières analyses de Gipa ?
Almudena Benedito : Il y a déjà un contexte général assez commun à tous les marchés. Cette conjoncture globale post-pandémie est aujourd'hui marquée par le changement climatique, les conflits armés (notamment en Ukraine), l'inflation, mais aussi les difficultés de recrutement et de formation. Ce sont de grandes tendances que nous avons observées en Europe mais aussi sur le continent américain ou sur les marchés asiatiques, en particulier en Chine. Et ces problématiques macro et micro-économiques n'épargnent pas le marché de la maintenance automobile.
À ce contexte, il faut ajouter une nouvelle évolution du parc roulant. Celui-ci était jusqu'ici marqué par des immatriculations en forte baisse. C'était perceptible avant le Covid, avec des reculs à deux chiffres sur la quasi-totalité des pays, à l'exception de la Chine. Or, sur les neuf premiers mois de 2023, on a observé un redémarrage du marché avec une hausse des immatriculations en Europe de 18 % par rapport à la même période en 2022.
Cette dynamique est évidemment une bonne nouvelle pour les constructeurs mais aussi pour l'après-vente, puisque ces véhicules se retrouveront dans tous les ateliers dans cinq ans.
Enfin, parmi les autres tendances majeures du secteur, il faut aussi évoquer l'essor des nouvelles technologies, notamment de l'hybride et l'électrique. Sur ce sujet, il y a deux mondes. D'une part, l'Europe – en particulier le G5 (France, Royaume-Uni, Italie, Espagne et Allemagne) – et la Chine qui sont en avance sur l'électrification de leur parc et, d'autre part, les autres principaux marchés internationaux qui sont encore très portés sur les moteurs thermiques. Si la transition énergétique ne va pas aussi vite dans tous ces pays, la transformation du parc semble bien à l'œuvre. Dans les pays nordiques, c'est déjà très perceptible. En Norvège, par exemple, l'électrique représente 86 % des immatriculations.
J2R : Avec l'inflation, la chute des dépenses des ménages est très sensible dans plusieurs secteurs. Comment expliquer que l'aftermarket ait été préservé jusqu'ici ?
A. B. : Si l'inflation est effectivement bien sensible sur de nombreux marchés, le phénomène a été aussi très perceptible dans l'après-vente. Outre les prix des pièces de rechange qui ont progressé, on constate aussi une hausse des taux horaires des activités mécanique et carrosserie. Si on prend pour référence l'année 2010, qui correspond à notre base 100, nous observons une hausse de plus de 38 % pour la mécanique, et plus de 40 % pour la carrosserie. Mais il est vrai que l'inflation n'a pas vraiment impacté le secteur, qui a été quelque peu préservé par la nature des services qu'il propose.
Il faut garder à l'esprit que les véhicules ont toujours besoin d'entretien, notamment préventif. Le maintien de l'activité dans les ateliers laisse donc penser que les recommandations des constructeurs sont suivies par les automobilistes. D'autant que l'offre de pièces de rechange s'est sensiblement élargie ces denières années pour couvrir les différents besoins, notamment en termes de prix. Avec l'essor des "private labels" ou MDD et des pièces issues de l'économie circulaire, l'aftermarket bénéficie de plusieurs alternatives pour les consommateurs à la recherche de tarifs plus attractifs.
J2R : Avez-vous constaté à travers vos études d'autres évolutions des consommateurs en matière de maintenance automobile ?
A. B. : Nous avons observé plusieurs changements assez majeurs. Chez les conducteurs, nous constatons, tout d'abord, un intérêt plus marqué pour les sujets environnementaux. Ils sont beaucoup plus sensibles à l'usage de pièces issues de l'économie circulaire, en particulier depuis l'entrée en vigueur en 2019 de la réglementation favorisant leur commercialisation. Il faut dire que l'économie circulaire s'est imposée comme un sujet prioritaire dans de nombreux secteurs, ce qui a indirectement profité à l'automobile.
Les conducteurs, mais aussi les réparateurs, sont donc beaucoup mieux informés sur ces alternatives. D'ailleurs, comme l'indique la dernière étude réparateurs Gipa 2023, en France, 70 % des réparateurs installent aujourd'hui des pièces remanufacturées, et 47 % des pièces de réemploi. Ces produits sont majoritairement proposés à des propriétaires de véhicules assez âgés, car ils sont plus sensibles au facteur prix. Selon nos études, 33 % des automobilistes se disent intéressés par des pièces d'occasion, et 30 % par des pièces rénovées.
Plus intéressant : 23 % des conducteurs sont prêts à utiliser des pneus rechapés. Ce qui est relativement important puisqu'on parle d'un organe de sécurité.
Au-delà de l'économie circulaire, nous avons aussi constaté un regain d'intérêt des consommateurs pour le rétrofit. Cette solution séduit 17 % des sondés, et 4 % des automobilistes se disent même très intéressés. Parmi les autres tendances relevées à travers nos études, nous voyons que les conducteurs se montrent plus ouverts au partage de leurs données. Du moins quand elles concernent l'usage de leur véhicule, et dans le but de se voir proposer des services liés à la maintenance. Sept automobilistes sur dix y sont favorables. En revanche, ils restent opposés au partage de leurs données personnelles : 84 % des sondés refusent de communiquer ces informations (étude conducteurs, Gipa France 2023).
J2R : Cette prise de conscience autour de la durabilité peut-elle contribuer à redéfinir le schéma logistique de la distribution de pièces de rechange en Europe ?
A. B. : Il est en effet possible que nous observions une optimisation vertueuse de ce niveau de la chaîne de valeur. Cette évolution sera favorisée notamment par l'amélioration des catalogues électroniques, qui se montrent de plus en plus performants. Le manque de précision de ces outils a parfois pu générer des commandes inutiles chez les réparateurs, et donc des flux logistiques évitables. Les catalogues gagnent en fiabilité.
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À l'instar d'autres d'industries, on assiste dans la rechange automobile à une régulation des flux logistiques. Certains distributeurs facturent leurs services de livraison de dépannage. Autrement dit, les réparateurs voulant être livrés jusqu'à quatre ou six fois par jour ne paieront pas le même prix que ceux qui ne seront livrés que deux fois. La distribution va s'autoréguler avec cette prise de conscience, et le modèle va s'assagir. Ce n'est pas qu'une question environnementale : il s'agit aussi de gagner en optimisation de service.
J2R : L'idée selon laquelle le marché français comprendrait trop de strates logistiques, et donc qu'un niveau disparaîtra tôt ou tard, est-elle fondée, d'après vous ?
A. B. : On entend souvent dire que l'électrification du parc roulant devrait contribuer à un recul du marché de l'après-vente, et à une réduction du volume de pièces commercialisées chaque année. Ce qui sous-entendrait une baisse des stocks et probablement une simplification du schéma de distribution. Pour ma part, je pense que cette optimisation sera plus liée aux gains en compétitivité et en efficience de ce modèle logistique. Il faut rappeler que le marché français a été l'un des premiers à engager, dès les années 2000, une révolution dans sa distribution avec un mouvement de concentration très important. En Europe, on trouve des marchés beaucoup plus fragmentés, à l'image de l'Italie avec ses nombreux distributeurs de proximité, les fameux "ricambisti".
Ce mouvement de concentration me semble inévitable puisque cette industrie, comme toutes les autres, veut gagner en efficience. D'autant que les acteurs traditionnels de ce secteur font face à de nouveaux concurrents sur le canal digital, avec des logiques de distribution très différentes. Ce qui les incite à explorer de nouveaux terrains de jeu avec une approche multicanale. Je pense, par exemple, à Inter Cars, leader de la distribution en Pologne et en Europe de l'Est, qui a développé sa propre marketplace.
J2R : Le cap des 1,5 million de véhicules électriques en parc a été franchi en novembre dans l'Hexagone. Comment l'électrification du parc risque-t-elle de bouleverser, à court terme, le marché de l'après-vente ?
A. B. : L'électrification du parc roulant est un phénomène que nous suivons de près depuis déjà plusieurs années, notamment au travers d'études réalisées en Norvège, marché pionnier dans ce domaine. Or, il est intéressant de remarquer des différences notables entre les enquêtes menées en 2020 et en 2023. De toute évidence, certaines familles de produits seront impactées par la généralisation du véhicule électrique. Je pense en particulier au freinage. Mais si notre première étude révélait une chute de 24 % de cette gamme de pièces, notre dernière enquête fait état d'une baisse de 16 %.
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Cet écart s'explique par le vieillissement du parc : plus ces voitures électriques vont prendre de l'âge, plus le coût de leur maintenance va se rapprocher de celui des moteurs thermiques. Il faut aussi tenir compte des familles de produits qui devraient progresser avec l'électrification du parc. C'est le cas des pneumatiques, dont les volumes ont progressé de 27 % en Norvège. Idem pour la famille liaison au sol, dont les ventes vont croître avec l'électrique.
Finalement, toutes gammes de produits confondues, nous n'avons mesuré qu'une différence de 4 % du coût de maintenance entre le thermique et l'électrique en Norvège, à âge égal des véhicules. Il faut, en outre, rappeler que certains services, à l'instar du diagnostic, vont voir leur valeur progresser avec le véhicule électrique.
Face à ces évolutions, les réparateurs se sont préparés, anticipant depuis déjà quelques années cette transformation du parc. Ce qu'il est intéressant d'observer désormais, c'est la perception des conducteurs vis-à-vis de la capacité des réparateurs à entretenir ces véhicules. Aujourd'hui, 82 % des automobilistes européens considèrent que leur voiture électrique ne pourra pas être prise en charge par un atelier indépendant. Pourtant, 68 % d'entre eux sont déjà formés et prêts à intervenir sur ces nouvelles motorisations. On a d'ailleurs vu des réseaux de centres autos, comme Feu Vert, ou encore le groupe LKQ s'associer à des constructeurs de véhicules électriques pour leur service après-vente.
J2R : Il y a donc un décalage entre la perception des clients et la capacité des ateliers indépendants à prendre en charge ces véhicules ?
A. B. : Oui, exactement. La communication va être clé pour les réparateurs indépendants s'ils veulent capter ces véhicules électriques. Les constructeurs bénéficient d'un avantage concurrentiel et feront tout pour conserver le taux de rétention de ces voitures.
J2R : Quelle est la place occupée par le e-commerce dans le marché de l'après-vente ?
A. B. : Depuis quelques années, les acteurs du e-commerce se sont pleinement imposés dans de nombreux secteurs en comprenant parfaitement les attentes des consommateurs en termes de disponibilité des produits, offre segmentée, délais de livraison rapides, etc. Ces acteurs ont su faire preuve d'innovation, surtout vis-à-vis de la génération Y, en s'adressant aussi bien aux clients grand public qu'aux professionnels. Ils ont donc compris comment segmenter leur offre pour adapter leur modèle à deux clientèles différentes. Ce qui explique comment ces e-tailers et marketplaces ont su se faire une place dans le paysage de l'après-vente. Je pense notamment à eBay qui a développé son offre de pièces de rechange de façon très importante. C'est une évolution globale, perceptible sur tous les marchés internationaux. En Chine, par exemple, les plateformes sont aussi devenues incontournables.
J2R : L'exercice 2024 vient de débuter. Quelles sont vos prévisions pour l'avenir du marché de la maintenance automobile, et quelles opportunités identifiez-vous pour les acteurs du secteur ?
A. B. : Contrairement à ce qu'on peut parfois penser, l'après-vente reste un marché d'avenir. Mais c'est un secteur confronté à de profondes mutations. Les codes vont changer, devenir plus complexes. Il faut sortir de la simple et seule réparation pour se demander quelle est l'offre de services attendue par le conducteur.
L'enjeu sera d'être capable d'entretenir un parc vieillissant tout en se préparant à l'arrivée des nouvelles technologies.
Il faudra aussi être en mesure de répondre à la demande croissante de biens et de services plus durables. Ce défi sera clé pour l'industrie automobile. Il faut également évoquer la digitalisation et la connectivité du parc : en 2030, 50 % des véhicules seront connectés. C'est un élément qui sera décisif pour capter les automobilistes et maintenir leur fidélité. Les constructeurs jouissent d'un avantage important sur ce sujet, mais la rechange indépendante aura aussi son mot à dire. À condition qu'elle puisse exploiter au mieux la data mise à sa disposition. Au-delà de leur capacité à entretenir ces véhicules, les acteurs de l'IAM devront pouvoir proposer un éventail de services répondant aux besoins des consommateurs.
J'aimerais dire un dernier mot sur les flottes et le leasing, qui sont devenus des marchés incontournables pour l'aftermarket. Nous observons depuis déjà quelques années une évolution du modèle ownership vers usership [de la propriété vers l'usage, ndlr]. L'automobiliste ne possède plus son véhicule de la même façon. Il est en interaction avec plusieurs acteurs de services différents tout au long de l'usage de sa voiture. On voit émerger des alliances entre les constructeurs, les spécialistes du leasing et les acteurs de l'après-vente, avec l'objectif de développer de nouvelles offres sur toute la durée de vie du véhicule. Nous allons étudier ces modèles lors d'une enquête assez large que nous lançons en 2024 sur le leasing dans plusieurs pays européens.